LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Evgueni Zamiatine

(Замятин Евгений Иванович)

1884 – 1937

 

 

 

 

LE THÉÂTRE RUSSE CONTEMPORAIN

 

 

 

 

1932

 

 

 

 

 


Article paru dans le
Mercure de France, n°826, 1932.

 


 

Moscou... ville singulière, ne ressemblant en rien aux autres capitales de l’Europe ; Amérique se frayant un passage à travers les antiques murailles du Kremlin ; contours géométriques du mausolée de Lénine, et, à côté, le splendide bariolage asiatique de la cathédrale Saint-Basile ; « isvostchik » au cabriolet rongé par les mites, et Hispano-Suiza dernier cri, stoppant toutes deux devant la blancheur du bâton que brandit un milicien ganté de blanc, aux yeux bridés, à la face nettement kalmouk ; vitrines garnies d’esturgeon et de caviar, et à l’autre bout de la rue la longue file de ceux qui doivent montrer leur carte pour acheter du pain... Mais à peine a-t-on ouvert la porte de l’hôtel Métropole, place Théâtrale, que déjà tout cela semble lointain, et l’on se trouve transporté d’emblée au milieu d’une confortable île européenne bien policée. L’hôtel Métropole, exclusivement destiné aux étrangers, c’est déjà l’étranger, et, tout comme à l’étranger, le tchervonetz russe n’y a pas cours.

Par un soir d’été de 1931, je m’y trouvais attablé en compagnie du célèbre metteur en scène américain, Cecil de Mill ; la conversation roulait sur ces étonnants contrastes moscovites, et, naturellement, sur le théâtre russe actuel.

— Votre théâtre, me dit de Mill, est certainement à l’heure qu’il est le plus intéressant qui soit, en Europe comme en Amérique. Vos acteurs et vos metteurs en scène sont sans contredit les premiers du monde. Mais...

Laissons pour le moment ce « mais » dans la coulisse de cet article. Si j’évoque en ce moment ma rencontre avec le metteur en scène américain en citant son opinion sur le théâtre russe, c’est pour éviter de me trouver dans la situation gênante de quelqu’un qui vante son propre bien. J’aurais d’ailleurs fort probablement pu citer avec non moins de succès n’importe lequel des lecteurs de cet article : quel est donc, parmi l’élite cultivée de l’Europe, celui qui ne connaît pas le théâtre russe, ne serait-ce que par ouï-dire, ou par la lecture d’articles enthousiastes à son sujet ? Y a-t-il quelqu’un qui ignore les noms de Stanislavsky, Diaguilev, Meyerhold, Anna Pavlova, Chaliapine, Katchalov, Tchékhov ? Et si quelqu’un voulait essayer d’organiser les jeux olympiques du théâtre mondial, il n’est pas douteux que la majorité des suffrages irait au théâtre russe. L’histoire semble déjà avoir fait ce dénombrement des voix dans la compétition universelle des théâtres, la victoire appartient actuellement au théâtre russe.

« On ne juge pas les vainqueurs  », dit un vieux proverbe. Mais il y a bon temps que ce proverbe, comme tant d’autres encore, aurait dû être retourné à l’envers : il n’y a que les vainqueurs qui puissent être jugés. Juger, cela équivaut à parler d’une façon objective et impartiale, dans la mesure où l’homme en est capable, parler des bons côtés comme des mauvais. Le vainqueur peut supporter la vérité.

 

La création d’ordre purement littéraire représente un cycle fermé, c’est un phénomène de la catégorie androgyne : lorsque j’écris un roman, je n’ai besoin d’être aidé par personne, je me féconde moi-même ; à moi seul, j’accomplis tout le travail d’un bout à l’autre. Mais du fait d’avoir écrit une pièce de théâtre, je n’ai encore accompli qu’une seule partie du processus théâtral, et il manque toute une série d’ingrédients pour le mener à bon port. Le théâtre demeure comme autrefois le résultat d’un travail collectif, alliage créateur, composé de trois éléments fondamentaux : le dramaturge, le metteur en scène et l’acteur.

Les militants d’avant-garde du théâtre russe moderne ont compris (ou plutôt senti) ce principe de travail collectif et l’ont mis en pratique ; et c’est par là que ce théâtre se distingue essentiellement du théâtre moderne européen, c’est là le secret de son succès. Peu importe que ses constructions collectives soient parfois de styles diamétralement opposés ; ce qui importe, c’est que chacun des théâtres russes importants possède une physionomie qui lui est propre, nettement déterminée, foyer unique vers lequel, comme dans un verre biconvexe, convergent tous les rayons, qui y puisent la force d’enthousiasmer le spectateur. Dans aucun des grands théâtres russes on ne peut actuellement imaginer un fait analogue à celui qu’il m’a été donné d’observer, comme une chose tout à fait normale et courante, dans de nombreux théâtres de Berlin et de Paris : l’instabilité dans la composition de la troupe et le recrutement d’artistes nouveaux pour chaque nouvelle pièce. Ce serait là pour le théâtre de Stanislavsky, de Taïrov, de Meyerhold une chose aussi impossible qu’elle le fut en son temps pour les artistes de Meiningen. Le principal mal dont souffre le théâtre européen, c’est son orientation qui mise sur la force du talent et l’art d’acteurs isolés, alors que le théâtre russe moderne puise sa force principale dans son orientation vers un ensemble permanent, composé d’éléments solidement soudés par une seule et même école.

Après la révolution, les écoles et studios dramatiques ont poussé comme des champignons après la pluie, surtout à Pétersbourg : studios dramatiques des miliciens, des pompiers, des matelots, des étudiants, des fonctionnaires employés dans différents commissariats. Mais leur disparition ne fut pas moins rapide que celle des champignons que la pluie avait fait croître. Seules, subsistèrent quelques écoles théâtrales dont l’enseignement repose sur des bases sérieuses : l’Institut de l’Art Scénique à Pétersbourg, des établissement analogues à Moscou, à Kharkov. Mais ces établissements eux-mêmes ne fournissent que la matière brute pour l’authentique école d’acteurs que représentent actuellement certains des théâtres russes. L’existence effective d’une telle école assure la pérennité du théâtre ; elle rend son travail indépendant du travail de ses « As » et par cela même garantit la continuité dans le métier de l’acteur. L’école des acteurs formés par Stanislavsky présente à cet égard un exemple des plus probants.

On avait pu, à une certaine époque, attribuer le succès foudroyant de ce théâtre à l’effet d’un heureux hasard, qui réunissait dans une seule et même troupe toute une pléiade de talents de premier ordre : Moskvine, Katchalov, Stanislavsky, Loujsky, etc. Mais de plus en plus souvent, depuis quelques années, les vieux maîtres abandonnent la scène. L’année passée, on a enterré Loujsky. Puis, ce fut Stanislavsky qui cesse de se produire, se réservant le seul rôle de directeur général du théâtre. C’est Katchalov, c’est Léonidov, dont les apparitions sur la scène se font de plus en plus rares, — non point que leur talent se soit éteint, mais ce talent ne trouve plus son application dans le nouveau répertoire révolutionnaire. Le Katchalov étincelant d’autrefois, celui de qui la salle entière, retenant son souffle, guettait le moindre mouvement, je l’ai revu il y a deux ans dans Résurrection (d’après le roman de Tolstoï), où il interprétait le rôle du « lecteur », ou, plus exactement, celui du double, de la « conscience » des personnages. Mais ce même Katchalov avec sa voix veloutée et ses gestes arrondis, interprétant sur scène le rôle du moujik-« partisan rouge » (dans le Train blindé d’Ivanov) faisait l’effet d’un cheval arabe attelé à une charrette chargée de bois : certes, la noble bête tire la charrette, mais le spectacle n’est guère réjouissant. Parmi les « étoiles » de ce théâtre, d’autres encore se trouvèrent dans une situation analogue à celle de Katchalov, elles disparurent du firmament de l’affiche ; le crépuscule du théâtre semblait tout proche...

Mais il n’en fut rien. L’école, l’esprit collectif du théâtre accomplirent leur besogne : de nouvelles étoiles se levèrent à la place des anciennes, et il se trouva, parmi ces nouveaux disciples de Stanislavsky, des talents en tous points dignes de reprendre la place des géants disparus, leurs aînés (les acteurs Ianchine, Khmelev, Livanov, les actrices Tarassova, Stepanova, Ielanskaïa). À cette époque, d’ailleurs, les anciens studios du théâtre de Stanislavsky avaient déjà poussé des racines profondes et s’élevaient rapidement à la catégorie de théâtres indépendants de premier ordre : le deuxième Théâtre Artistique de Moscou, dont l’activité se déroule dans l’immense bâtiment théâtral qui borde le Grand Opéra, et le Théâtre Vakhtangov, situé sur l’Arbat.

Pour illustrer ce qui vient d’être dit sur la façon dont les acteurs travaillent en Russie, l’histoire du Deuxième Théâtre Artistique n’est pas moins intéressante. Parmi les fondateurs de ce théâtre se trouvait M. Tchékhov[1], qui en devint plus tard le directeur. À Moscou, pendant les quelques années qui ont précédé son départ à l’étranger, il a été l’idole incontestée du public théâtral ; or, ce public ne s’était pas trompé dans son choix : Tchékhov est en effet le plus grand des artistes russes contemporains. Pour qu’un acteur soit génial, il doit, pour ainsi dire, être femme : il doit savoir se donner entièrement à chaque rôle. Telle est précisément la façon de jouer de Tchékhov. Lui-même n’existe pas sur la scène en tant que personnalité s’affirmant résolument, virilement ; ce qui existe, c’est Khiestakov dans le Révizor de Gogol, c’est Hamlet, c’est l’amusant Frezer dans le Déluge de Berger, c’est l’émouvant vieillard Caleb dans Le Grillon d’après Dickens, — et il n’y a aucune ressemblance entre ces différents types créés par lui. C’est bien cette prépondérance de l’élément « G » de Weininger qui a dû empêcher Tchékhov d’aboutir à un résultat également génial dans sa carrière de metteur en scène. Quoi qu’il en soit, dans ce théâtre il n’était pas seulement le premier acteur, il en était le cœur même. Et lorsqu’on le vit, voilà quelques années, quitter la Russie et poursuivre son travail à l’étranger, il sembla que le pouls de son théâtre avait cessé de battre et qu’il allait mourir d’anémie artistique. Mais là encore, l’étonnante vigueur d’une collectivité bien organisée s’avéra salutaire : petit à petit, le deuxième Théâtre Artistique de Moscou se remit de l’amputation subie, il ne dépérit pas plus qu’il ne déchut, et continue toujours à occuper une des premières places parmi les théâtres de Moscou.

C’est sur cette même base d’un ensemble permanent d’acteurs fortement soudés entre eux par une même école et un long travail en commun que repose le succès de toute une série de théâtres que la Russie a vu éclore après la révolution : le théâtre déjà nommé de Vakhtangov, celui de Meyerhold, celui de Taïrov, le Grand Théâtre Dramatique de Léningrad, les studios d’opéra que Stanislavsky dirige à Moscou. Il est vrai que le théâtre Taïrov possède une tragédienne de la taille de Koonen, et le Théâtre Dramatique de Léningrad un acteur de l’envergure de Monakhov ; mais ces artistes isolés ne représentent pas le capital de base des théâtres en question dans le nouveau théâtre russe, l’ancienne « autocratie artistique de l’acteur isolé a été remplacée par une « république », et le théâtre, selon toute évidence, ne s’en porte pas plus mal.

Il n’y a que deux théâtres qui aient perdu, depuis la révolution ; ce sont le Théâtre Alexandrinsky à Leningrad et le Petit Théâtre à Moscou, qui fondaient leur ensemble moins sur une unité d’esprit que sur la réunion de brillantes unités. Ces deux théâtres « ci-devant impériaux », du type de la Comédie-Française de Paris, ce type de scène officielle et d’apparat, avaient, pendant de longues décades, sauvegardé soigneusement les traditions classiques et réuni dans leurs troupes les plus grands acteurs de la vieille école. Il n’y a pas bien longtemps les affiches de ces théâtres s’ornaient encore de noms tels que Davydov, Kondrat Jakovlev, Ioujine, Stepan Kousnetzov. Et même après leur mort, les troupes du Théâtre Alexandrinsky et du Petit Théâtre demeurèrent, au point de vue de l’importance des éléments artistiques et de leur nombre, beaucoup plus fortes que celles de bien d’autres théâtres, plus jeunes. Mais la mathématique de l’art est paradoxale : l’addition de ces unités importantes n’équivaut pas à une somme de la même importance. Pendant les quelques années qui suivirent la révolution, ces deux théâtres avaient essayé de se cantonner dans une position insulaire, comme des espèces de musées, après quoi il entreprirent de rajeunir leurs cadres artistiques en même temps que leur répertoire ; mais il en résulta précisément un rajeunissement, et non la jeunesse, ainsi que des théâtres de type éclectique. Tout compte fait, et malgré la présence d’éléments artistiques excellents, ces deux théâtres ont perdu leur ancienne importance. Le Petit Théâtre de Moscou surtout s’est trouvé en mauvaise posture, obligé qu’il était de lutter avec des concurrents trop bien armés.

Quant aux deux autres théâtres « ci-devant impériaux », le Théâtre Mariinsky de Léningrad et le Grand Opéra de Moscou, ils ont su, malgré la perte subie en la personne du grand empereur de l’opéra, Chaliapine, demeurer à leur ancienne altitude, et maintenir un niveau général élevé dans la composition de leurs troupes. Dans ces deux théâtres, le ballet lui aussi a conservé sa physionomie, bien qu’étant privé de Nijinsky, de Fokine, de Karsavina, de Spessivtzeva.

 

La rampe de cet article s’est bornée jusqu’ici à éclairer les acteurs, les metteurs en scène restant dans la coulisse, ce qui n’empêchait pas de les sentir toujours présents. Et il n’aurait pu en être autrement, du moment qu’il s’agissait de collectivités artistiques, soudées entre elles et dirigées par une seule et même volonté, celle du metteur en scène.

Il existe actuellement en Russie un grand nombre de metteurs en scène pleins de talent ; mais là encore, on est obligé de faire intervenir l’étrange mathématique de l’art : la somme de tous ces nombreux metteurs en scène égale deux : Stanislavsky + Meyerhold. Ce sont là deux sommets opposés vers lesquels convergent toutes les autres lignes de l’art de la mise en scène, et c’est précisément le travail de ces deux artistes qui a déterminé le commencement d’une nouvelle ère dans le théâtre russe. Au reste, la chronologie de la révolution théâtrale ne coïncide pas avec celle de la révolution politique : Stanislavsky et Meyerhold avaient débuté dans leur carrière dès les années 90, et déjà les années qui précédaient la guerre avaient vu s’affirmer la victoire de leurs méthodes — les nouvelles méthodes du théâtre russe — sur les méthodes anciennes.

Il existe un fait, que la plupart des gens ignorent et qui paraît aujourd’hui inimaginable, et cependant il est exact que ces deux pôles — Stanislavsky et Meyerhold — s’étaient jadis rencontrés en un même point : il fut un temps où Meyerhold travaillait en qualité d’acteur dans le théâtre de Stanislavsky. Mais Luther n’était-il pas sorti du sein de l’Église catholique pour en devenir par la suite l’ennemi implacable ? C’est ainsi que Meyerhold, issu du théâtre de Stanislavsky, est devenu son adversaire artistique, érigeant son travail théâtral sur des principes diamétralement opposés. Ce n’est pas en vain que Meyerhold aimait Gozzi : fils illégitime de Stanislavsky, Meyerhold est le petit-fils légitime de Gozzi ; son théâtre est un théâtre de masques, c’est avant tout un jeu avec le spectateur, jeu basé sur la continuelle révélation de l’artifice théâtral, jeu qui admet toute espèce d’anachronismes, d’excentricités, de dissonances, toutes choses absolument impossibles dans le théâtre de Stanislavsky. En règle générale, pendant une représentation de Meyerhold, le spectateur ne doit pas un seul instant oublier qu’il a affaire à des acteurs qui ne font que jouer ; en règle générale, pendant une représentation de Stanislavsky, le spectateur ne doit pas un seul instant sentir le jeu des acteurs ; ce qui se déroule devant lui n’est pas un jeu, c’est la reconstitution d’un morceau de vie authentique. En parlant du travail de Stanislavsky, Meyerhold dit assez irrévérencieusement qu’il « regarde par le trou de la serrure dans les appartements d’autrui » ; pour Stanislavsky, le travail de Meyerhold évoque parfois le cirque. Il n’est pas rare, en effet, d’entendre prononcer ce mot de cirque (pris, bien entendu, dans son meilleur sens) pendant les séances de travail de Meyerhold et de ses artistes, car ce travail repose avant tout sur la culture du corps humain, sur le développement complet de certaines dispositions psychiques, allant jusqu’à l’acrobatie. Stanislavsky, lui, cultive chez ses élèves le développement complet de certaines dispositions psychiques, allant jusqu’à « l’incarnation » parfaite des personnages de chaque pièce donnée ; il reste donc logique en se servant pour ses explications d’une terminologie empruntée au système des yoguis, — du moins en était-il ainsi autrefois. En un mot, Meyerhold prend pour point de départ la « matière » du théâtre, et Stanislavsky — son « esprit ».

Dans un État où le matérialisme représente en quelque sorte une religion officielle, il semblerait normal qu’un succès certain et prolongé soit assuré à Meyerhold. Or, aussi étrange que cela paraisse, il n’en est pas moins vrai qu’au cours de ces dernières années la situation de Meyerhold a été bien plus difficile que celle de Stanislavsky. C’est d’ailleurs facile à comprendre, si l’on veut bien se rappeler la biographie de Meyerhold en tant que metteur en scène. Il avait inauguré sa carrière de rebelle et de novateur théâtral avant la révolution, en s’érigeant contre le théâtre d’idées de Léonide Andréïev, et voilà qu’aujourd’hui, au bout de vingt ou vingt-cinq ans, il se retrouve face à face avec ce même théâtre d’idées, de prédication, quoique d’une couleur nouvelle. En admettant même l’existence de la plus chaude sympathie réciproque, cette rencontre ne pouvait pas être amicale, étant donné leur incompatibilité organique : le grave pathos de la propagande ne peut pas s’accorder avec le principe purement théâtral du « jeu », cher à Meyerhold. Sur un seul terrain cette rencontre eût pu devenir féconde, — celui de la haute satire. Mais sur ce terrain précisément il y a stérilité de la faculté créatrice, disette de répertoire. Le plus souvent, Meyerhold s’évade de toutes ces contradictions dans la forteresse imprenable des classiques, bien défendue contre le bombardement de la critique politique.

À soixante ans, Meyerhold est encore jeune ; sur la scène de son théâtre, il veut que les vieux classiques à leur tour redeviennent jeunes, et c’est pourquoi, sans se gêner le moins du monde, il leur greffe des glandes de singes et se livre sur eux à des expériences aussi cruelles que celles attribuées par Wells à son docteur dans le roman fantaisiste L’île du Docteur Moreau. Par bonheur, les patients du « Docteur Dappertutto » sont beaucoup plus dociles et ne peuvent pas se révolter contre lui, bien que certains d’entre eux soient en droit de le faire. Parmi tous les auteurs « rajeunis » par Meyerhold (il a monté des œuvres de Gogol, d’Ostrovsky, de Griboïédov), seul, peut-être, Gogol, dont le génie a le plus de points communs avec celui de Meyerhold, pourrait lui être reconnaissant pour sa façon de traiter le Révizor : de cette pièce, généralement représentée sur les scènes russes comme une comédie gaie, Meyerhold a su faire un spectacle chargé d’angoisse, presque d’effroi. Et ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que cet effet a été atteint par le seul travail de la mise en scène, sans que rien ait été changé au texte de Gogol, — si l’on ne tient pas compte de l’introduction d’une série d’intermèdes musicaux, et de la substitution d’un découpage par « épisodes » à la division en actes, substitution qui entraîne une modification correspondante dans le lieu de l’action.

Conformément à l’usage, les disciples zélés de Meyerhold se montrèrent plus meyerholdistes que Meyerhold même, et ils font subir aux classiques des expériences encore bien plus « gauches ». C’est ainsi que sur la scène du Théâtre Alexandre à Léningrad on a vu apparaître un Tartufe « rajeuni ». L’action de la comédie se déroule dans un cadre archi-moderne : sur le pont d’un transatlantique, en automobile, et même — on ne sait trop pourquoi — dans la nacelle d’un dirigeable. Les personnages, bien entendu, sont habillés à la mode actuelle, mais quelle n’est pas la stupéfaction du, spectateur quand il aperçoit parmi les autres personnages un prêtre orthodoxe, un mollah, un rabbin, le Pape, Pilsudsky, Macdonald... Heureusement que ces nouveaux personnages restent muets et ne figurent que dans les intermèdes mimés ! Le Théâtre Vakhtangov à Moscou a fait une tentative non moins périlleuse de nouvelle interprétation d’Hamlet. Il paraît que jusqu’à nos jours, et pendant des siècles, tout le monde s’était trompé : Hamlet n’a rien d’un héros tragique et désabusé ; c’est un joyeux garçon, un bon vivant, sceptique et cynique, un type se rapprochant de celui de Falstaff. Ophélie est digne d’Hamlet ; c’est une grande dame à la conduite fort légère. Il est bien évident que l’échec d’une intrigue amoureuse n’aurait pu ébranler la raison d’une telle Ophélie : elle vient tout simplement de rentrer après une bonne beuverie, et ce n’est nullement une démence tragique, mais l’alcool qui lui dicte ensuite tous ses propos...

Ces faits anecdotiques servent à illustrer l’influence exercée par Meyerhold sur les metteurs en scène russes de nos jours : c’est la ligne de Meyerhold qui a dominé jusqu’à présent. L’école de Stanislavsky a donné naissance à plusieurs jeunes théâtres de qualité supérieure ; elle a pu éduquer toute une série de jeunes et brillants acteurs ; mais il n’en est sorti — et cela peut sembler étrange — aucun metteur en scène dont le talent se soit montré digne de celui du maître. Peut-être faudrait-il voir la seule exception à cette règle dans la personne de Vakhtangov, décédé au début de la révolution, et qui fut l’auteur de deux mises en scènes magnifiques : Le Dybbouk, au Théâtre juif Habima de Moscou, et Turandot, au Théâtre Vakhtangov de cette même ville (autrefois Troisième Studio du Théâtre Artistique). Nombreux sont, par contre, les metteurs en scène remarquables appartenant à la lignée de Meyerhold. En premier lieu, naturellement, ses cousins germains, Granovsky (qui travaille actuellement pour le cinématographe français) et Taïrov, bien qu’il y ait dans les veines de ce dernier plus de sang de l’esthète que de celui de Meyerhold. C’est encore dans ce même clan qu’il faut ranger Serguéï Radlov, chef à Pétersbourg des metteurs en scène de « gauche » et devenu depuis peu un des dirigeants du Théâtre Mariinsky. Il existe encore plusieurs jeunes théâtres pleins de promesses, dont le travail se déroule sous le drapeau de Meyerhold : le Studio du Petit Théâtre de Moscou, le nouveau théâtre de Bakou, le meilleur des théâtres de l’Ukraine, Bérésil.

Et malgré cela, parallèlement au mouvement de repli général et d’abandon des positions d’extrême-gauche, qui s’est manifesté dans le domaine de l’art au cours des deux ou trois dernières années, on a vu à nouveau s’avancer sur le plan droit la silhouette de Stanislavsky. Le temps n’est plus où le public, ahuri par les futurisme, suprématisme, constructivisme, acceptait sans rechigner tout ce qu’on lui offrait. Les snobs qui avaient tout expérimenté et qui demandaient à la scène des spectacles saisissants, du jamais vu, sont devenus peu nombreux. Le spectateur nouveau, moins blasé, demande avant tout au théâtre l’illusion de la vie réelle et des impressions plus fortes et plus profondes que celles qu’il recevrait du jeu théâtral le plus brillant. Voilà l’explication du revirement qui s’est produit récemment dans les sympathies du public théâtral russe, tourné à nouveau vers le Théâtre de Stanislavsky et ceux des autres théâtres dont l’esprit se rapproche le plus du sien, tels le deuxième Théâtre Artistique de Moscou et le Théâtre Vakhtangov. L’an passé, l’apposition du sceau officiel est venu confirmer ce revirement : le Théâtre de Stanislavsky a été placé sous la protection spéciale du Kremlin, on l’a débarrassé de son « directeur rouge » (directeur communiste nommé par le gouvernement), et Stanislavsky est redevenu directeur unique et souverain absolu de son théâtre. Il est à noter que le Grand Opéra de Moscou a été, lui aussi, placé dans ces mêmes conditions.

Il ne faut nullement déduire de tout ceci que la ligne de Meyerhold va se trouver effacée du théâtre russe moderne : le sillon creusé par lui dans la vie des formes théâtrales est trop profond, il ne peut pas disparaître. C’est d’autant plus impossible que même les descendants directs de Stanislavsky, tels le Théâtre Vakhtangov et le Deuxième Théâtre Artistique de Moscou, appliquent son système non plus à l’état pur, mais en mélange, avec une dose plus ou moins forte de meyerholdisme. S’il peut m’être permis, à moi, hérétique, de me servir de la terminologie marxiste (ou, pour mieux dire, hégélienne), je définirais l’œuvre de Stanislavsky comme étant une thèse, celle de Meyerhold une antithèse, et c’est, à mon avis, à la synthèse de ces deux directions, qui semble poindre à l’horizon, que doit appartenir le proche avenir, cette ligne synthétique devenant la base même du travail des metteurs en scène russes.

 

Et maintenant, le metteur en scène de cet article revient à son décor initial : Moscou, place Théâtrale, face au Deuxième Théâtre Artistique de Moscou, l’hôtel Métropole. Et voici la fin de la réplique laissée inachevée de Cecil de Mill :

— Vos acteurs et vos metteurs en scène sont sans contredit les premiers du monde. Mais... où sont donc vos nouvelles pièces, dignes de ces acteurs et de ces metteurs en scène ? Nous autres, en Amérique, nous vous suivons avec le plus grand intérêt, nous désirons connaître votre façon de vivre, basée sur des principes nouveaux, et faire nous-mêmes nos déductions ; — au lieu de cela, on nous offre des déductions toutes faites, des sermons. Cela ne nous intéresse pas. Cela vous intéresse-t-il vous-mêmes ? J’en doute.

Le metteur en scène américain était tout à fait en droit d’émettre ce doute, car il est certain que la question du répertoire est encore le point faible du théâtre russe. Le phénomène qui s’est produit ici semble incompréhensible : l’énorme masse de l’économie, de l’industrie s’est trouvée plus facile à briser, à ébranler, qu’une substance éthérée et qu’on eût crue si légère, — en l’espèce, la dramaturgie. Mais ce phénomène n’est incompréhensible qu’à première vue ; en réalité, il s’agit là d’une simple loi de mécanique : plus une masse est lourde et compacte, et plus elle est sensible à l’effet d’un coup ; quel peut être l’effet d’un coup sur un nuage gazeux ? Il est assez facile de se l’imaginer.

Dans le courant des dernières années, en Russie, on a essayé de s’opposer à cette loi de la mécanique sociale, d’obliger le nuage gazeux de la dramaturgie à avancer avec une vitesse égale à celle que développe, en roulant, la boule de fer de l’industrialisation. Comme il fallait s’y attendre, le résultat de cette tentative fut assez peu réjouissant pour la dramaturgie : le nuage gazeux, dissipé, liquéfié par la rapidité du mouvement, a donné naissance à toute une série de pièces à thèse, aqueuses, diluées, et dont la carrière fut fort brève.

Quelles sont, en effet, les pièces russes dont le succès a été durable et qui ont longtemps tenu l’affiche ? On peut les compter sur les doigts.

Pendant plusieurs saisons consécutives, le Théâtre de Stanislavsky a donné le Train Blindé, de Vsevolod Ivanov, dont le sujet est tiré de l’époque de la guerre civile ; au point de vue de la technique dramatique, ce n’est pas une matière de premier ordre, mais l’art du metteur en scène en a fait un excellent spectacle. La pièce de Boulgakov, Aux jours des Tourbine (la guerre civile en Ukraine), plus tard interdite par la censure, a également connu le gros succès. Et enfin, la Quadrature du Cercle, de Kataïev, farce très bien construite, sur la vie des étudiants soviétiques.

Au Deuxième Théâtre Artistique de Moscou, la Puce, tentative de reconstruction de la comédie populaire russe, de l’auteur de cet article, tient l’affiche depuis six saisons consécutives. Dans ce même théâtre, le public a également fait bon accueil à la pièce d’Afinoguénov, Un Original, la bonne variante soviétique sur des thèmes de Tchékhov.

Le Théâtre Vakhtangov a trouvé sa mascotte dans le drame très réussi de Lavrénev, la Fracture, interprétation psychologique du même thème, si riche, de la guerre civile.

Il faudrait nommer encore deux pièces : Lioubov Yarovaia, de Trenev, et les Rails grondent, de Kirchon. Ces deux pièces ont, pendant longtemps, traîné l’attention du public, mais c’était plutôt grâce à la nouveauté du sujet. Dans Lioubov Yarovaia, le thème de la guerre civile apparaissait pour la première fois, et dans les Rails grondent, c’était l’usine avec sa vie particulière qui faisait sa première apparition sur la scène.

Reste, enfin, le Mandat, d’Erdmann, qui, par le nombre de ses représentations, a battu tous les records au théâtre de Meyerhold. C’est un des rares échantillons de satire authentique, le climat littéraire de Russie n’étant guère propice, à l’heure qu’il est, au développement de cette forme de la pensée. (Le Mandat a été représenté il y a six ou sept ans.)

Il n’a été fait mention ici que des seuls théâtres de Moscou, et cela parce que le passage sur l’une de ces scènes équivaut à un examen pour les pièces de théâtre : la pièce qui a subi avec succès cette épreuve fait ensuite le tour de toutes les grandes scènes provinciales. C’est ce qui s’est passé pour toutes les pièces qui viennent d’être énumérées.

Mais il se trouve que, dans le nombre des pièces « reçues à l’examen », il n’en existe pas — à l’exception d’une seule — sur des thèmes d’actualité brûlante : l’industrialisation, les kolkhos, etc. Lorsque les dramaturges se précipitèrent en toute hâte sur cette matière brûlante, fluide, toujours changeante et encore informe, il en résulta quelque chose qu’on pourrait uniquement qualifier d’avortement dramaturgique : il y eut alors dans les théâtres un défilé de pièces-avortons, bâclées à la hâte, non mûries. Comme tous les avortons, elles avaient la tête démesurément grande, bourrée d’une idéologie de premier ordre, tandis que leur corps malingre et rachitique se trouvait incapable de supporter le poids de cette idéologie. Et comme tous les avortons, elles avaient besoin d’une nourriture artificielle, et périssaient rapidement malgré les efforts que faisait la critique pour les nourrir au biberon. Toutes ces pièces étaient taillées sur le même invariable patron : on voyait inévitablement sur la scène une branche quelconque de la production (ou un kolkhos), un complot de saboteurs, et enfin le châtiment du vice et le triomphe de la vertu.

Il est patent que le vice fondamental de ces ouvrages ne doit pas être cherché dans l’incapacité de leurs auteurs : parmi ceux-ci, il y en avait dont les ouvrages précédents étaient une garantie suffisante de leur talent ; mais le résultat n’en fut pas meilleur. Kataïev, auteur de la Quadrature du Cercle, a fait représenter une pièce, l’Avant-Garde, que seule la mise en scène d’un théâtre comme celui de Vakhtangov a pu sauver, et cela pour très peu de temps (représentée en allemand à Berlin, cette pièce n’a eu que quatre ou cinq représentations). Trenev, qui a connu le grand succès avec sa Lioubov Yarovaia, a fait, sur le thème des kolkhos, une pièce tout à fait cachexique : le Clair Ravin (automne 1931, Petit Théâtre de Moscou). Nikitine, assez bon jeune romancier, a accouché avant terme d’une pièce intitulée la Ligne de Feu, dont la faiblesse au point de vue artistique a dû être reconnue par la critique soviétique elle-même, et cela en dépit d’une idéologie parfaite (Théâtre de Taïrov, à Moscou). Une seule pièce se distingue au milieu de tout ce matériel d’ « ersatz », c’est la Peur d’Afinoguénov, représentée avec beaucoup de succès, d’abord à Léningrad, puis à Moscou. À première vue, on y retrouve les mêmes éléments standardisés du « complot des saboteurs », mais ils se compliquent ici d’un problème appartenant à une catégorie éthique d’une portée plus grande, et c’est ce problème, celui du droit de la révolution à la terreur, qui assure une longue durée à cet ouvrage de vrai talent.

Inaugurée par les théâtres dramatiques, la chasse à l’actualité a gagné l’opéra et le ballet. Pendant la saison théâtrale 30-31, le Théâtre Mariinsky a monté un ballet intitulé le Boulon. La scène représentait une usine ; on y voyait la danse des ouvriers près de leurs établis et de leurs fourneaux, la danse des « saboteurs », celle des « éléments koulak », et enfin, en guise d’apothéose, la danse des différents corps de l’armée rouge, jusques et y compris la cavalerie qui galopait crânement... à califourchon sur des chaises. L’effet produit n’eut rien d’une apothéose : la première du bal fut aussi sa dernière. Dans ce même théâtre, l’opéra la Glace et l’Acier connut une carrière un peu plus longue. Vers la même époque, le Grand Théâtre de Moscou montait un opéra « productionniste », la Rupture, qu’il eût été plus exact d’intituler le Four : sauf erreur, il fut, dès la première représentation, retiré du répertoire. Staline, présent dans la salle, émit un avis très dur, et le sort de l’opéra se trouva réglé.

Il est possible que ce moment ait décidé également du sort de bien d’autres pièces : l’attention des sphères gouvernementales avait enfin été attirée sur le danger de cette épidémie, et l’on accepta dès lors des mesures destinées à purifier et à désinfecter le répertoire théâtral. C’est précisément à cette époque que le Grand Opéra et le Théâtre de Stanislavsky reçurent leur nouvelle constitution. En même temps, on donnait de nouvelles directives à la critique ; il s’agissait maintenant d’entreprendre une campagne à outrance contre le « bousillage rouge » dans la dramaturgie. Quelques excellentes pièces, n’ayant que fort peu de rapports avec l’actualité, mais beaucoup de rapports avec l’art authentique, étaient extraites de la liste des « librorum prohibitorum » : par ordre supérieur, l’interdiction qui pesait sur la pièce de Boulgakov, Aux jours de Tourbine, se trouvait levée, et l’on autorisait les pièces naguère prohibées : Molière, du même Boulgakov, et le Suicidé, d’Erdmann. La saison de 31-32 s’est essentiellement déroulée sous le signe du renouvellement du répertoire classique, surtout dans les théâtres d’opéra et de ballet. La lutte contre la maladie du « bousillage rouge » dans le répertoire semble avoir été entreprise pour tout de bon, et l’on peut espérer qu’elle amènera l’établissement de conditions plus normales dans le travail des écrivains de théâtre. Une phrase lapidaire du jeune dramaturge Olecha résume parfaitement la situation : « Un écrivain doit avoir le temps de penser. »

 

Jusqu’à présent il n’a été question que du théâtre professionnel, reconnu, établi, qui se bornait à poursuivre le travail commencé longtemps avant la révolution. Mais il existe des manifestations théâtrales auxquelles on ne connaît pas d’ancêtres pré-révolutionnaires, et sans l’évocation desquelles cet aperçu sur le théâtre russe contemporain resterait incomplet. Ces manifestations présentent un intérêt d’autant plus grand qu’elles n’ont, si je ne me trompe, rien d’équivalent dans le théâtre européen de nos jours.

Si nous voulons aller du petit au grand, il nous faudra commencer par les « Journaux Vivants », ainsi appelés parce que, comme son nom même l’indique, le « Journal Vivant » représente un feuilleton théâtral, construit en partie sur des thèmes de politique générale, et en partie sur des thèmes plus étroits, liés à la vie de telle ou telle usine. Cette forme théâtrale est sortie des théâtres d’amateurs, rattachés aux cercles ouvriers, que les premières années de la révolution avaient fait éclore en grand nombre. Aujourd’hui encore, le « Journal Vivant » fonde fréquemment son existence sur des forces locales d’amateurs, mais il attire de plus en plus vers lui la jeunesse artistique professionnelle, qui organise de petites troupes de « Journaux Vivants » avec des éléments stables (ce principe a été conservé), mais ne possédant pas de scène permanente et passant du théâtre d’une usine à celui d’une autre. Ce n’est là, bien entendu, qu’une manifestation d’art « appliqué », d’art « mineur », mais les prétentions du « Journal Vivant » ne vont pas plus loin. La matière dramatique de ces « Journaux » leur est fournie par des auteurs de leur milieu, qui se cantonnent modestement dans l’anonymat ; parmi les grands écrivains de théâtre, personne encore ne s’est essayé à cette forme artistique.

C’est également aux théâtres d’amateurs ouvriers qu’est due la création des scènes dites « Tram »  (Théâtres de la Jeunesse Ouvrière), qui peu à peu évoluent vers une espèce de théâtre de type professionnel, tout en restant fidèles à leurs traditions et à leur répertoire. Les troupes de ces théâtres se composent presque exclusivement de jeunes ouvriers dont le talent s’était manifesté auparavant dans les représentations données sur les scènes de leurs usines. Et s’il est un endroit où les pièces « productionnistes » ne sonnent pas faux, c’est bien dans les « Trams ». Ces acteurs-là ont grandi au milieu de la production, elle leur est bien connue et ses intérêts les touchent réellement de près. Il est curieux de constater que le répertoire des « Trams » reste étroitement enfermé dans le cercle de ces théâtres, sans jamais passer sur les grandes scènes professionnelles. Et si la suprématie des théâtres professionnels de Moscou sur ceux de Léningrad est incontestable, par contre on trouve dans le « Tram » de cette ancienne capitale une manifestation artistique infiniment plus intéressante que dans celui de Moscou.

Et, pour terminer — hors des quatre murs du théâtre, en plein air, sur la Place : « Le Théâtre de la Place ». Ce terme n’existe pas encore officiellement, peut-être même est-ce la première fois qu’il entre en scène, dans cet article. Il n’y a rien d’étonnant à cela, car le théâtre dont il s’agit n’est même pas encore une réalité ; il n’est encore qu’un embryon. Je veux parler des quelques rares essais de théâtre de masses, essais faits en plein air, coïncidant avec les fêtes dites révolutionnaires. Là encore, Léningrad-Pétersbourg s’est montré supérieur à Moscou. Seule, de toutes les expériences moscovites de ce type, pourra être retenue un jour l’idée grandiose, presque insensée, d’un jeune musicien qui avait imaginé de régaler la ville d’une symphonie exécutée sur des... sifflets d’usines. « L’orchestre » ayant dû se produire après une seule répétition, l’expérience échoua et fut vouée à l’oubli. Mais, par contre, nombreux sont les amateurs de théâtre qui ont encore présent à la mémoire le spectacle qui s’est déroulé devant l’énorme portail et sur l’escalier de la Bourse de Pétersbourg. La pièce représentée était une espèce d’image d’Épinal destinée à la propagande et composée au pied levé ; mais il ne s’agissait pas de la pièce elle-même ; ce qui faisait la force du spectacle, c’était l’échelle sur laquelle se déroulait : le coup de gong annonçant le début remplacé par un canon de 150, les soffites et la rampe par des projecteurs de campagne, les décors par d’énormes colonnes blanches sur un fond de drap noir, un parterre mouvant de plusieurs milliers de personnes sur les quais de la Néva, et, en guise de loges, les bateaux amarrés aux quais. Le spectacle était vraiment grandiose ; pour le monter, on ne regrettait pas de jeter au vent quelques centaines de milliards de roubles : car, à cette époque, les plus modestes unités monétaires s’exprimaient en millions. Il fallut plus tard apprendre à compter par dizaines et par centaines, il ne fut plus possible de poursuivre de telles expériences qui exigeaient de gros frais, et les rares essais de spectacles « sur la Place » qui suivirent se trouvèrent ramenés à une échelle bien moins impressionnante, et par cela même voués à l’échec. Mais peut-être est-ce précisément par la « Place » que devra passer le théâtre de l’avenir, pour nous ramener aux temps de l’agora grecque, depuis longtemps oubliée.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 17 décembre 2011.

 

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[1] Il s'agit ici non pas du célèbre écrivain, mais de son neveu, Mikhaïl Tchekhov (1891-1955).